Fane c'est une tignasse. Un poème ne suffirait pas pour parler de ses cheveux, il faudrait une trilogie épique. Noirs et surtout très longs, ils hésitent selon les jours entre "désespérément raides" et "bouclant sans conviction". Leur propriétaire se bat tous les matins pour les rassembler en chignon sur son crâne que ses mains maladroite font trop lâches, et qui se désagrège en tombant mèche par mèche sur ses épaules au fil de la journée. Ses yeux sont d'un bleu sans ambages, pas de ceux qui se tâtent à être ciel feuille ou pierre selon la lumière et la position des étoiles, non du bleu de ciel liquide qu'on aurait recueilli dans un glaçon. Ce bleu là. Aucun autre.
Sa peau est de la couleur blanche hésitante de celui qui n'a pas vu le soleil plus que ça mais ne s'en cache pas non plus, avec de sa nuque jusqu'à la chute des reins une voie lactée de larges taches de son, tâches sensées disparaître quand il commencera à devenir adulte. Et de l'extrémité de sa colonne vertébrale, un large losange touffu, fauve et blanc sur le dessus, une queue mobile qui lui caresse doucement la peau. La même fourrure se retrouve sur ses jambes, à partir du genou, jusqu'aux timides sabots qui lui servent d'appui dans le monde.
Et jusque là rien de très bizarre, si on omet le fait qu'à seize ans il ne ressemble pas vraiment à ces enfants sur le point de devenir adultes, flottant dans cette espace indéfini entre deux âges. Ce n'est certes plus un gamin, mais en le croisant le mot "adolescent" ne vient pas tout à fait sur les lèvres. Stagnant entre le mètre cinquante et le soixante, sa gorge reste plus délicate que franchement cassée, ses mains n'ont pas grandi, ses omoplates se font discrètes sous la peau de son dos et ses membres ont du mal à se départir de la volupté de l'enfance pour enfin grandir et s'affiner.
Fane est quelque part entre le sucre et l'amertume, la soie douce et les voiles déchirés. Quelque part dans la saveur du fruit que vous venez de croquer, la seconde où le goût de pourriture commence à s'installer sur votre langue. Fane c'est le désenchantement, un enfant qui avait tout, jusqu'au jour où il se retrouva sans rien.
Alors il funambule entre le blanc et le noir, les joies simples et franches et l'ironie acerbe. A fleur de peau en permanence, aussi simple à blesser qu'une feuille tendre, prévisible aussi, peut-être. Il cumule toute la fragilité de ceux qui ne savent ni qui ils sont, ni ce qu'ils vont devenir, et croisent les doigts en silence pour que quoi qu'il arrive, au final, ce ne soit pas trop mal...
Les rêves les yeux ouverts, les livres, les bains chauds, les larmes de verres colorées pendant du plafond. Malgré lui c'est encore quand il se retourne vers l'enfance qu'il souffre le moins. Retourner en arrière, oublier que les autres ont grandi en le laissant derrière, se cacher sous ses couettes, et attendre, et attendre. Jusqu'à ce que le monde change, ou bien lui ?
Puisque chaque personne a ses contradictions celle de Fane est de rejeter en bloc son corps immature, puis d'en jouer auprès de ses parents, pour de temps en temps réclamer leurs bras comme avant. Et très, très rarement, dans ses meilleurs jours, bénéficier du tarif réduit au cinéma.
Tout commença par le désir. Toutes les histoires commencent par le désir, sinon l'amour, bien que ce dernier fasse souvent tourner les choses.
L'hiver s'était installé sur la ville comme un chat dans sa panière préférée. Une fine couche de givre avait durci les feuilles, les rendant craquantes sous les chaussures, et l'air expiré se condensait en sympathiques petits nuages blancs qui mettaient plusieurs lentes secondes à disparaître. Les gens traînaient dehors le moins possible, soufflaient dans leur mains, se terraient sous leur couette ou attisaient leurs cheminées. Mais rien de dédouanait vraiment les étudiants d'aller en cours.
Steve Hartell souffla doucement sur ses doigts rougis. Ses oreilles ne craignaient rien, leur fourrure servait au moins à ça, et ce n'étaient pas ses sabots qui allaient souffrir du froid. En revanche son nez avait gelé, ses lèvres étaient gercées et il était en train de perdre ses doigts. Ayant toujours eu une relation de franche camaraderie avec ces derniers, il s'employa à les ramener à la vie. De plus des doigts, ça pouvait toujours lui être utile plus tard.
De temps en temps quelques adolescents le dépassaient, des personnes de sa classe qui se hâtaient de quitter le gymnase pour retourner dans l'enceinte de leur lycée bénie par le chauffage. Une voix l'appella dans son dos, claire et nettement hargneuse. « Hé Hartell ! » Il y eut une suite de bruits sourds, d'autres sabots sur l'asphalte, et bientôt un corps lui barra la route, nettement plus fin malgré les épaisseurs de vêtements dont il se recouvrait. Steve s'arrêta docilement, et d'un geste de tête chassa les longs cheveux noirs qui squattaient devant ses yeux. Marian avait du courir pour le rattraper, la buée qui sortait de sa bouche à un rythme soutenu en témoignait. Steve sourit largement.
« Hey... Tu ne vas pas pleurer parce que je t'ai battu à la course hein Read ?
- Ta gueule ! »
Marian Read s'était avancé et l'avait poussé sans ménagement, et par automatisme Steve lui renvoya son geste. Son sourire s'était un peu crispé, il avait oublié ses doigts glacés, les autres élèves qui continuaient à les dépasser en faisant un écart, ou plutôt cela formait une masse importante de contrariété qu'il commençait à accumuler. Marian lui fit signe, son cou se dégageant de son épaisse écharpe l'espace d'une seconde, indiquant une ruelle qui les écarterait un peu du cortège de leur classe. Steve le suit, la mâchoire trop crispée pour décrocher un mot. Il savait ce qui allait se passer, son sang le lui criait, c'était aussi sûr que la neige amenait l'hiver, que le matin amenait le soleil et la pluie l'odeur de l'humus. Et ça le terrifiait. Et ça l'excitait. Il avait attendu ce moment tout l'été, et tout le long de l'automne, quand ses bois avaient poussé pour la première fois. Marian avait réapparu au début de l'année lui aussi avec une ramure émergeant des boucles noires qui mangeaient sa nuque et ses joues. Ils ne s'étaient jamais aussi peu supporté que ces derniers mois, la simple présence de l'autre appuyait sur leur nuque, les oppressait presque physiquement.
A peine à l'abri des regard venant de la grand route, Marian laissa glisser son sac des épaules et se jeta sur lui. Steve eut un mouvement de recul, trébucha sur le sol inégal et ferma les yeux une fraction de seconde. Bruit sec, bruit de bois qui s'entrechoquent et s'enlacent. Les yeux de Marian le foudroyaient à quelques centimètres à peine, noirs comme l'ébène. Leurs bois étaient emmêlés de façon complexe et douloureuse, faisant pression sur leurs cors, sur leur base même. Mains contre mains, chacune essayant de briser l'autre par sa seule étreinte, et la première fissure, le premier éclat, le premier signe de faiblesse achèverait tout.
Ne parvenant pas à prendre l'avantage, Steve parvint à faire glisser le point de pivot de leur opposition et repousser Marian sur sa gauche. Leurs bois raclèrent, se séparèrent en se heurtant maladroitement et l'autre adolescent manqua de tomber au sol, se rattrapa, relevant la tête en signe de défi avant même d'être tout à fait stable.
Étrangement tout ce que Steve éprouvait était une sourde satisfaction. Et de nouveau ils s'affrontèrent, s'entrechoquèrent, se tordirent, encore, encore, grimaçant et haletant, grognant parfois de douleur. Une fois Steve amena Marian au sol, l'immobilisant pendant quelques secondes s'asseyant sur son ventre, le menaçant des pointes de sa ramure. Mais Marian versa le premier sang, en écorchant de ses bois la main avec laquelle Steve se protégeait. Le cri de surprise et la vue du liquide vif qui prenait son temps pour quitter son lit de chair les paralysèrent tous les deux. Ils récupéraient leurs souffles dans l'air froid, la colère coulant hors de leur corps. Quelques secondes passèrent avant que leurs regards ne se croisent à nouveau. Et avec presque la même violence, Marian couru sur son adversaire battu, le saisit par le col et l'embrassa, avec passion, avec
besoin. Et ils s'embrassèrent jusqu'à ce que la respiration de l'un alimente les poumons de l'autre, jusqu'à ce que leur souffle à tous deux se soient perdus dans un endroit mystérieux. Alors Marian recula, créa quelques nouveaux nuages dans l'air hivernal avant de retrouver sa voix.
« Epouse-moi. »
Puis pas de réponse, parce qu'ils s'embrassaient encore, à perdre haleine, parce qu'ils s'étaient à moitié deshabillés quand le froid se rapella à leur bon souvenir.
Le bruissement montait dans la classe, né du chuchotement et des murmures d'une vingtaine d'enfants. La journée touchait à sa fin et déjà les ombres s'allongeait dehors, amenée plus tôt par l'automne, et le soleil qui se cachait petit à petit. Dans l'embrasure de la porte se tenait un couple, parmi la danse quotidienne des parents venus chercher leurs bambins. Tous les deux avaient le front ornés d'une ramure superbe, matte et foncée, semblable à deux mains tendues vers le ciel. Leurs cheveux semblaient des cascades de montagne d'eau noire, rebondissant entre leurs oreilles et leurs bois.
Fane se décala un peu de la masse des élèves et s'avança tout doucement, sous le regard presque silencieux des autres enfants, prêt à s'évanouir de fierté. Il adorait que ses parents viennent le chercher à l'école, au début de l'année quand leurs bois étaient neufs, tout juste sortis de leur gaine de velours. Il donna une main à Steve, l'autre à Marian, et ils s'éloignèrent, encadrant leur petit prince dans la rue.
Marian observa du coin de l'oeil son mari. Steve en était au stade "rouler des yeux et fixer le plafond comme s'il attendait une intervention divine dans la discution", pendant que Fane lui escaladait des genoux avec art, tirant sans vergogne sur sa chemise pour mieux se hisser.
- Allez dis papa quand c'est que mes bois ils pouuuuuuuuuussent ?
- Jamais si tu continues à me demander tous les soirs.
- Diiiiiiiiiiis !
- Alors déjà, en fait, commença Steve en empoignant son fils par la taille et le reposant avec une patience infinie sur le sol, Ça commence en été. Et là on est en automne tu vois ? Je te répondrais l'année prochaine.
- NaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAN!
De dépit, Fane attrappa une des longues mèches raides de son père qui traînait sur l'accoudoir et la tira brusquement. Il passa les secondes suivantes à "courir très vite de l'autre côté de la pièce et regarder si on l'avait suivit". Heureusement pour lui Steve n'aspirait qu'à une chose ; rester en paix dans son fauteuil. Fane tira franchement la moue en voyant les jambes de Marian se décroiser, se déplier et le porter jusqu'au fauteuil où il s'installa à califourchon sur les genoux de son mari. L'enfant roula les yeux à son tour, comme il voyait si souvent Steve le faire, et sorti de sa cachette, contraint de jouer son rôle d'Autorité Suprème.
- Nan nan vous allez pas
encore recommencer.
- Recommencer quoi ? demanda Marian.
Il avait déjà un large sourire sur les lèvres et n'avait pas quitté du regard les profondeurs de givre des yeux de son époux - et futur diner. Fane soupira exagérément comme le font si bien les enfants de son âge. « A faire
ça. » Mais c'était déjà trop tard, ses parents se regardaient encore dans les yeux sans en décrocher. Du haut de ses six ans Fane devinait confusément que leurs sourires silencieux se communiquaient l'un à l'autre, que leur façon d'entremêller leurs bois et de les frotter doucement ensemble avait une signification occulte. Il sentait que ça avait un rapport avec l'automne, les bois, les adultes, et le fait que jusqu'à ce que l'hiver vienne il n'avait pas le droit de regarder des films le soirs. Le même instinct le faisait partir en haussant les épaules. Il savait qu'il comprendrait un jour, mais qu'il n'était pas
sensé tout savoir pour le moment.
Il se traîna jusqu'à sa chambre, saisissant sans grande conviction le livre qui l'attendait sur l'oreiller.
La soirée s'était déroulée comme on s'y attendait ; quelques personnes malades, quelques bouteilles renversées, mais à part ça rien que le bonheur farouche des enfants qui grandissent. Offrant peu de résistance à la l'alcool ambré qui s'était infiltré dans ses veines, Fane s'était pendu au cou de Lake, installé sur ses genoux, et se laissait mordiller l'oreille en gloussant. Quelque chose comme une grosse cigarette mal faite tournait dans l'assemblée, il pouvait en sentir l'odeur âcre avec distinction, et sa tête n'en tournait que plus. Ils s'étaient tous rassemblés autour de celui qui avait rapporté une guitare et qui prouvait désormais que n'importe qui pouvait passer pour un musicien aguerri en grattant les cordes avec un air un peu mystique tout en chantant d'une voix rauque des paroles lentes et décousues. C'était une merveilleuse soirée en somme, et elle le fut encore plus quand Lake le pris par la main et, en ricanant de concert de gêne et de défi, montèrent doucement à l'étage chercher une chambre pour eux.
Ils se jettèrent sur le lit inconnu, sans une seconde de considération pour son propriétaire qui l'avait soigneusement bordé, s'y roulèrent en s'embrassant. Lèvres, cou, front et joues, tout ce que leur cerveau déboussolé leur permettait d'atteindre. Fane grogna doucement en sentant les mains se refermer sur ses hanches, remonter en caresse sur son torse. Il se sentait impatient, brûlant, maladroit, vaguement angoissé, et tellement surexcité que ne pas produire de couinements étranges et aiguës relevait du quasi-miracle. Les mains chaudes de Lake s'invitèrent sous ses vêtement, caressant son ventre, ses côtes à pleines paumes. C'était. Exquis. Il l'attira à lui pour l'embrasser, et officieusement tirer maladroitement sur l'autre t-shirt, tentant de le faire passer par dessus sa tête, geste que Lake acheva pour lui. Quand il se redressa pour dévoiler son torse, Fane ne put s'empêcher de noter les muscles naissants de son dos et de son ventre, le creux qui se dessinait au niveau des biceps, et leur différence de taille. Il l'enviait tellement. Mais toutes ses considérations disparurent quand on lui fit subir le même traitement et ils retrouvèrent bientôt l'un contre l'autre, peau contre peau, frissonnants et grisés par ce contact.
Fane se retrouva sur le ventre, il ne savait trop comment, à laisser son partenaire embrasser le bas de sa nuque, ses omoplates, et le long de sa colonne vertébrale, suivant certainement les taches de son qui s'y trouvaient, et descendait aussi fébrilement que sûrement vers la chute des reins, en tirant sur le tissu de son pantalon.
Il sentit l'étoffe dépasser la rondeur de ses fesses, libérant sa queue qui caressa doucement sa peau. Puis plus rien, il avait comme l'impression que la chaleur était parti. L'alcool et l'excitation avaient tissé un brouillard épais dans sa tête, il attendit quelques longues secondes avant de réagir, jetant un coup d'oeil par dessus son épaule.
- T'fais quoi ?
- Je peux pas.
- Hein ?
Ses oreilles bougèrent, se tendant automatiquement, et il se redressa lentement, chassant ses cheveux de devant ses yeux, de son cou et de ses épaules. Lake ne le regardait plus, et ses mains s'affairaient nerveusement à remettre son t-shirt dans le bon sens.
- Je peux pas, répéta-t-il, Je peux vraiment pas.
- Ho c'est... C'est pas grave tu sais, mentit courageusement le faune.
- Non tu comprends pas c'est...
Puis silence. La voix qui meurt au fond de la gorge et les vêtements qui recouvrent entièrement le corps. Il s'apprêtait clairement à partir.
- C'est quoi ? C'est quoi bordel, qu'est-ce qui t'arrive ?!
La surprise cédait la place à la panique, la colère, la rancune, l'angoisse, un stroboscope détonnant qui lui donnait petit à petit l'envie de vomir. Lake croisa brièvement son regard, grimaça légèrement et s'approcha de lui. Pour le rhabiller.
- Je peux pas faire ça avec toi tu... Tu ressembles à un enfant. J'ai l'impression de faire ça avec mon petit frère...
Il avait le teint blanc et le regard éprouvé de quelqu'un qui avait manqué commettre l'innommable. Fan se glaça, de l'intérieur, le coeur, la gorge, le ventre... même son sang perdit plusieurs degrés. Il ne trouva rien à répondre, juste à écarquiller les yeux, et fixer son ex-petit ami avec ce mélange d'accusation, de blessure ouverte dans le regard tandis qu'il quittait la pièce.
Steve lui ouvrit la porte, bien qu'il soit près de quatre heures du matin, et à la seconde où il le vit toute trace de sommeil et de vague morosité disparut de son visage. Il laissa entrer son fils qui une fois passé le pas de la porte sembla oublier où aller ensuite. Bloqué sur le seuil, il explosa en sanglot. Steve se mordit la lèvre et l'attira contre lui, achevant le chignon à moitié défait et lui caressant les cheveux, l'espace derrière les oreilles. Il l'amena dans sa chambre et réveilla son autre père, qui offrit une deuxième paire de bras pour le serrer. Leur fils semblait inconsolable, et ses sanglots durèrent une bonne heure, le laissant vidé, traversé de faibles spasmes fatiguant qui continuaient à alimenter le sillon de larmes qui brûlait ses joues.
Steve lui caressa de nouveau les cheveux, et cette fois il eut envie de dormir, fermer les yeux et tomber dans le noir. Oublier.
- Qu'est-ce qu'il t'est arrivé Fane ?
Un sanglot se rapella à son bon souvenir mais il le ravala, grimaça. Et Dieu ce qu'il avait honte.
- Lake m'a jeté. Il veut plus être avec moi parce que je...
Une plainte aiguë remplaça les mots qu'il voulait dire, et les bras se refermèrent sur lui par réflexe. Il lutta contre les larmes, se frottant les yeux à s'en effacer le visage.
- Parce que quand il m'embrasse il a l'impression d'être un
putain de pédophile.
Il devina le regard se s'échangeaient ses parents au-dessus de sa tête, et essaya de ne pas fondre de nouveau en larmes en se griffant laborieusement les joues avec ses ongles trop courts.
- Je suis un monstre, personne voudra jamais de moi.
Il haït ces mots avant même de les avoir prononcés. C'était la seule façon qu'il avait trouvé pour le dire, mais ça ne collait tellement pas à ce qu'il ressentait. Il sentit les lèvres de Marian dans ses cheveux.
- Pas du tout. Fane tes tâches sont encore là. Si elles avaient disparues ça voudrait dire que ta croissance se finit déjà, mais là elle n'a juste pas commencé. Tu es un peu en retard mais -hé tu m'écoutes ? (il releva le menton de son fils du bout de l'index ; )- Tu vas grandir d'un coup. Ceux qui restent petit le plus longtemps finissent très grand en général. Tu les dépassera tous, et quand tes bois pousseront je suis certain qu'ils feront des jaloux. Tu seras une bombe d'élégance plus tard. Je te le promets.
Fane tordit la bouche, et sentit deux larmes brûlantes rouler jusqu'à ses tempes. Et quelles garantie on lui donnait hein ? Il y avait une assurance, des dédommagements pour les années perdues, la solitude, le fait que tout le monde allait prendre une longueur d'avance sur lui pendant qu'il resterait stupidement vierge et inexpérimenté, à cause d'une erreur dans sa séquence génétique ?
Il nicha en silence contre le ventre de son père, se raccrochant malgré lui à ce qu'il disait, des deux mains, avec les ongles et tout. Il s'en fichait un jour il serait un cerf si élégant, tout le monde s'en mordra les doigts. Peut-être. Il espérait.
Comme il s'en doutait, le retour au lycée amena sa dose de complications, de choses à gérer aussi futiles et vitales que la réputation, les rumeurs, le regard des autres. Une après-midi lui suffit pour savoir que les choses étaient resté assez floues. A peu près tout le monde savait qu'ils avaient rompus mais ignoraient pourquoi. Ils finiraient bien par s'en douter un jour ou l'autre de toute façon. A force de ne pas le voir grandir. Un été passa, et il n'avait toujours que des cheveux sur la tête. Un nouvel automne, et voir ses parents aussi heureux ensemble ne le faisait que se sentir encore plus seul. Dans le meilleurs des mondes il aurait souhaité faire come ses parents, tomber amoureux, et vivre avec son âme-soeur toute sa vie. C'était si stupidement simple et pourtant si infaisable. Il tenta de sortir avec des gens qu'il appréciait sans aimer, puis avec de parfais inconnus, parfois même des inconnus bourrés. Personne ne voulait ne serait-ce que l'embrasser. Ça vous est déjà arrivé à vous, de vous approcher des lèvres de quelqu'un le coeur battant, l'organisme en révolution pendant ces quelques secondes suspendues, pour qu'on vous pince jovialement la joue au final ?
Puis l'hiver, succession de fêtes où les gens roulaient sous les tables enlacés pendant qu'il écoutait les bad-trip des drogués en balançant ses jambes dans le vide... Il paraît que les mauvais jours ne font que passer, que le soleil revenait toujours. C'était sans compter le nombre de vies qui mourraient pendant son absence.
Fane cilla. Il avait perdu le fil de son réçit. A chaque fois qu'il venait ici c'était pareil, l'aquarium devenait toute sa vie. Le psy croisa ses mains derrière son bureau. Il ne dit pas un mot, jusqu'à ce que l'adolescent entrouvre les lèvres, comme s'il reprenait une discussion qu'il venait d'avoir avec quelqu'un d'autre, dans un autre lieu.
- J'avais envie de croire que je
pouvais faire quelque chose. Mettre ma vie en suspens jusqu'à ce que mon corps décide de grandir, c'est juste... Horrible non ? Je voulais essayer...
Il tourna de nouveau la tête, se perdit dans les arrabesques irrégulièrent que dessinaient les poissons, en nageant sans fin, perdant le fil, laissant sa phrase inachevée, parce qu'au fond ni ça ni le reste n'avait une réelle importance.
Marian se mordit la lèvre, se brûlant les paumes en silence malgré les espèces de moufles de cuisine ridicules dont il s'était recouvert les mains. Il posa prestement le plat sur la table et ne lui accorda pas un regard avant d'avoir passé deux minutes ses mains sous de l'eau glaciale.
Ensuite seulement il se retourna et menaça son soufflé à la courge du regard. Était-il d'un beau orange ? Était-il suffisamment gonflé ? Oui. Mais ce n'était pas ce qui ferait sourire Fane. Presque simultanément la porte s'ouvrit, il entendit distinctement Steve grogner contre la taille de l'aquarium qu'il trimballait. Fane passa devant la cuisine sans lui jeter un oeil, silencieux comme un triste fantôme. Il serrait contre lui un grand sachet en plastique rempli d'eau et de plusieurs poissons colorés. Il monta les escaliers pour se réfugier dans sa chambre.
Quand il était revenu de sa dernière séance chez le psy il avait voulu un aquarium. Un très grand aquarium. Et quand Steve avait répondu « Non. », quand Marian avait précisé que c'était une dépense trop grosse à moins d'être un cadeau d'anniversaire, il avait marmonné en fixant le sol, énervé d'être si pitoyable.
- Vous pouvez faire ça à la place d'essayer de m'organiser une fête. Ce serait plus facile pour tout le monde.
Posant avec précautions ses poissons en sachet sur son bureau, il eut une pensée navrée pour ses parents. Il ne devait pas être... le soleil de leur vie en ce moment. Il effleura du bout du doigt la surface de plastique, faisant fuir la friture. Voilà, et à partir de maintenant, ses bois avaient jusqu'à ses dix-huit ans pour pousser. Pas plus, parce que les amis qu'il venait de s'acheter n'avaient que trois ans d'espérance de vie.